Avec le numérique nous sommes des êtres augmentés.
Dans son livre « Surfer la vie » paru en 2012, Joël de Rosnay, un scientifique de renom, montre que la civilisation numérique est en train de changer profondément les structures de notre société. Les rapports de force se sont transformés en rapports de « flux » et nous voyons partout se répandre la culture de la transversalité et du partage, c’est-à-dire la fluidité, là où n’existait il n’y a pas encore si longtemps que la rigidité des organisations pyramidales.
Face à la lourdeur de notre système politico-financier et aux jeux de pouvoir qu’il entraîne chez ses représentants, les tenants du numérique, en effet, et notamment par l’intermédiaire des réseaux sociaux, se sont rapidement imposés comme un véritable contre-pouvoir, portés par un esprit de démocratie participative plutôt que représentative. Voir soudain débouler le citoyen connecté au sein du débat a complètement chamboulé les instances gouvernementales de bien des pays, qui ne s’en sont pas encore remises. Le tsunami est en train de les submerger.
Car le constat de Joël de Rosnay est qu’en quelques années le numérique a fait de nous, et plus encore de nos enfants, des êtres « augmentés », voire des mutants. Grâce à nos smartphones et tablettes qui nous obéissent au doigt et à l’œil ou que nous commandons à la voix, nous sommes non seulement reliés en temps réel au monde entier avec lequel nous ne cessons de communiquer et d’interagir, mais nous profitons de surcroît d’un GPS intégré qui nous permet de nous orienter où que nous soyons, d’un système de géolocalisation qui nous signale partout dans le monde les personnes qui ont les mêmes centres d’intérêt que nous, d’une mémoire infaillible grâce à Google, bref d’une quantité de « sens » supplémentaires qui transforment notre existence au quotidien. Et ce n’est qu’un début : la recherche scientifique, notamment dans le domaine des puces ou de l’impression 3D ne cesse de faire des progrès stupéfiants.
Le numérique, sans aucun doute, nous change la vie. Mais le fait-il pour notre bien ? Est-ce qu’il n’est pas plutôt en train de répondre, en nous colonisant, en nous rendant dépendants à ses technologies, à des besoins que nous n’avions pas et sans lesquels nous étions parfaitement heureux ? Face à ceux qui doutent des bienfaits de cette civilisation naissante et pointent du doigt l’apparente futilité d’une « NetGen » qui ne regrouperait que des enfants « aux têtes vides », Joël de Rosnay répond avec ardeur que ces têtes savent très bien se remplir quand il le faut et à bon escient, et que cette nouvelle génération a développé une intelligence hypertextuelle qui permet à ses représentants de passer avec profit et très rapidement d’une zone d’intérêt à une autre, développant par là-même une transversalité particulièrement enrichissante (c’est aussi le constat d’un sociologue d’envergure, Derrick de Kerckhove). Loin d’être un facteur d’isolement injustement décrié, les nouvelles technologies en général et les réseaux sociaux en particulier sont en réalité un formidable outil d’ouverture, de partage et de solidarité. Même s’il y a du déchet (et toute une éducation à faire), les informations dignes d’intérêt sont aussitôt relayées (souvenons-nous par exemple que le printemps arabe de 2012 a d’abord fleuri sur internet) et, sans parler des sites de rencontre, de plus en plus d’applications web sont montées autour d’une idée de partage ou d’échange : de voitures, d’appartements, de connaissances. Nous sommes à l’ère de la collaboration plus que de l’action individuelle et de la recommandation plus que de l’information. La mise en commun des ressources a d’ailleurs donné naissance au « crowdsourcing » (pour les ressources intellectuelles) et au « crowdfunding » (pour les ressources financières) : dans les deux cas, on résout ensemble des problèmes, et beaucoup plus vite qu’auparavant.
Avec la civilisation numérique, nous vivons en somme dans un système qui nous transforme autant que nous le transformons. C’est à nous, humains, de l’utiliser intelligemment. Avec Joël de Rosnay, soyons fiers d’être des mutants !